10 juillet 1911, il y a plus d’un siècle. Devant son relais de poste, ancien hôtel des Voyageurs fondé trente-huit ans plus tôt par son aïeul Jean-Pierre-Joseph, Jean-Marie Alliey et ses proches assistent sans le savoir à une grande première. En ce tout début de 20e siècle, en été, seules les rares automobiles à se diriger vers le col du Lautaret par l’ancienne route impériale n° 110 suscitent la curiosité au Monêtier-les-Bains. Cette fois, ce sont des athlètes décharnés et exsangues qui surgissent et dévalent dans l’autre sens la vallée de la Guisane, direction Briançon. Juchés sur de lourdes bicyclettes en acier, ils passent en trombe entre les maisons serrées du village, sur la chaussée de pierre cassée et de sable graveleux.
Ils sont partis de Chamonix la nuit précédente et ont parcouru 350 kilomètres par Annecy, Aix-les-Bains, Chambéry et la Maurienne ! Le soleil est de plomb. Les héros du 9e Tour de France surgissent dans l’histoire de la famille et de la Maison Alliey. Le mythe du Tour et du cyclisme, encore balbutiant, ne quittera plus les lieux. Ce 10 juillet 1911, c’est Émile Georget, gaillard du Poitou, 29 ans, moustache épaisse, casquette vissée sur la tête et lunettes d’aviateur, qui traverse Le Monêtier en tête. Il a vaincu les cols du Télégraphe et du Galibier, gravis pour la première fois, sans mettre pied à terre, prouesse inimaginable. Il est en effet alors impossible de changer de développement, le dérailleur n’existe pas encore. Gustave Garrigou, qui sera le vainqueur final de ce Tour 1911, traverse le village trente minutes plus tard. Il a alterné, à bout de force, vélo et marche sur le versant nord du Galibier. À la sortie du tunnel routier, altitude 2 550 m, il a aperçu Henri Desgrange, le fondateur du Tour, et lui a lâché « Vous êtes des bandits ! »
La légende est en marche. Entre 1912 et 2024, le Tour de France est revenu à soixante reprises sur les pentes du Galibier, col alpestre le plus emprunté dans l’histoire de l’événement, celui aux plus sublimes paysages, l’un des plus exigeants aussi. La référence. Et à chaque fois qu’ils en sont descendus ou y sont montés, ses champions sont passés devant la Maison Alliey, sur l’ancienne route du Lautaret puis comme aujourd’hui sur la D1091. La culture de l’accueil de l’établissement a été perpétué après la Seconde guerre mondiale par Henri Buisson et son épouse Aimée, née Alliey, puis depuis 1982 par leur fils Hervé et Éliane, alors tout jeunes mariés. Et le passage des plus grands de l’histoire du Tour, Gino Bartali, Fausto Coppi, Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault, Miguel Indurain, Tadej Pogacar en 2024 a permis d’entretenir pendant des décennies la ferveur cycliste du lieu. Hervé se souvient, enfant, entre ses parents, de l’image de Poulidor et Anquetil passant juste devant ses yeux, dans les années 1960.
Le hasard des rencontres a aussi voulu qu’en janvier 1986, Bernard Hinault soit l’espace d’une semaine l’hôte prestigieux d’Éliane et Hervé. Le dernier vainqueur français du Tour l’avait déjà remporté à cinq reprises et s’apprêtait à y faire ses adieux. L’inédit col du Granon, au-dessus de Saint-Chaffrey, faisait figure d’épouvantail de l’édition 1986. Hinault et quelques membres de son équipe La Vie claire voulaient en connaître la moindre courbe. Six mois plus tard, il allait porter le Maillot Jaune pour la dernière fois lors de l’étape Gap-col du Granon, laissant son partenaire Greg LeMond s’envoler vers la victoire à Paris.